Transmissions de savoirs et filiations

Transmissions de savoirs et filiations

Je vais me centrer sur les difficultés qui se présentent dans la transmission des savoirs due à différents types d’interférences dans l’ignorance des liens de filiation qui ont comme mode d’expression la faille dans la filiation culturelle.

Dès le début de ma carrière professionnelle, j’ai cherché à étudier la transmission des savoirs et ma clinique m’a permis d’analyser la continuité qui existe entre le savoir et l’ignorance sur soi et le savoir et la dénégation de l’origine culturelle.

Le savoir sur soi a comme condition la possibilité de savoir le futur dans sa relation de renonciation à la certitude : le complexe de castration, la position générationnelle et l’appartenance culturelle sont les vecteurs pour l’accès au système symbolique. C’est le futur antérieur qui définit notre besogne comme psychanalyste de couple et de famille. Le futur antérieur de la mémoire est celui qui parle (c’est le futur du verbe « avoir » plus le participe passé du verbe). C’est le : « j’espère que demain nous aurons pu … »

J’ai constaté dans ma thèse de doctorat, comme le fait remarquer Roheim, que toutes les cultures ont une même base inconsciente, constituée par des noyaux organisateurs infantiles.

Dans la mesure où le lien épistémique se construit à partir de la représentation inconsciente des échanges corporels et de l’espace imaginaire, ce sont les espaces culturels intermédiaires entre les différents groupes d’appuis familiaux et culturels qui rendent possible la transmission. Les conflits émergents dans la filiation culturelle sont communément appelés problèmes d’apprentissage et ils sont souvent liés à des problèmes filiatifs. La transmission de la vie psychique constitue un axe central d’étude du lien familial et de couple. La culture est ce qui nous a été transmis, acquis, incorporé ou injecté dans le lien primaire, c’est elle qui procure des références identificatoires et des systèmes de représentation, qui précédant le sujet individuel prédispose l’espace potentiel du symbolique.

Le travail de la culture est un travail collectif qui mobilise des processus dans chaque structure des liens et ce sont les dispositifs des liens de couple et de famille ; mais surtout les groupes de formation, qui sont des espaces privilégiés d’analyse de ces processus.

2.1. Bases culturelles inconscientes

Comment la culture réalise-t-elle son travail de structuration de la psyché ?

La culture agit comme un fond syncrétique indifférencié qui fonctionne par : « des incorporations culturelles », si l’on reprend la notion de Jean-Claude Rouchy (1998). Les incorporations culturelles sont les modes de figuration du quotidien qui se tissent dans chaque culture : ce sont des représentations sensorielles qui se construisent à travers des modes d’échange sociaux, qui correspondent à certains modes de fonctionnement qui ne peuvent pas être transmis verbalement. Ils font partie de la topique du négatif, de l’irreprésentable. Les incorporations culturelles organisent l’espace relationnel et le temps vécu (de l’intérieur et de l’extérieur). L’individu agit à travers des conduites programmées et non mentalisables qui rendent possibles les interactions synchronisées dans la propre culture. Les incorporations culturelles ne sont pas des erreurs ni des failles d’introjection des liens. Elles se caractérisent par le fait d’être des automatismes, qui ne peuvent pas être mentalisés ni objectivés : ce sont des conduites qui ne donnent lieu ni à des associations, ni à des idées, ni à des pensées. Ce ne sont pas des mécanismes pathologiques seulement ils restent indifférenciés ; ces incorporations culturelles sont proto-mentales et elles s’établissent, à partir d’une base commune, partageable.

S’appuyant sur ces incorporations culturelles, la culture collabore dans le processus de structuration psychique suivant trois sens selon R. Kaës (1976) :

Elle introduit la différence de sexe et de génération dans le lien filial. La constatation d’une différence physique entre les grands et les petits donne lieu ou non à la différence générationnelle. Celle-ci se réinscrit dans la problématique phallique-castration donnant accès à la différence sexuelle.

La culture offre un système de signification qui rapproche la parole particulière au langage général. La parole du sujet va se transformer en un code institué dans chaque langue qui permet l’échange avec les autres.

Elle institue la dénomination, en donnant aux sujets une place et un ordre dans la généalogie, dans la sexualisation et dans l’affiliation socioculturelle.

C’est pour cela que la culture procure un mode d’organisation propre, celui des organisateurs culturels, à côté des organisateurs psychiques inconscients Kaës (1976). Les organisateurs psychiques des liens sont des configurations inconscientes typiques des relations entre les objets (sujets). Ceux-ci se caractérisent par leur structure des liens groupaux ; c’est-à-dire que ce sont des relations qui s’ordonnent selon leur finalité, elles ont des propriétés figuratives et elles mobilisent une énergie psychique, alors que les organisateurs culturels sont des modes collectifs de la représentation des liens qui fonctionnent comme des références pour les relations sociales. Les différentes formes expressives de l’élaboration sociale sont : les mites, les idéologies, les romans, les iconographies, les photographies, les peintures, la publicité, les films, etc. (R. Kaës. 1976.p. 38)

Les organisateurs sociaux de la représentation sont des modèles de groupement et de relations proposées par les œuvres culturelles. Ils fonctionnent comme le code culturel propre et particulier d’une société et des différents groupes sociaux (R. Kaës, ob. cit. p. 55). Ils remplissent une fonction psychique parce qu’ils offrent des modèles identificatoires qui permettent de codifier les représentations inconscientes par l’intermédiaire de mécanismes de projection et d’introjection.

Autrement dit :

L’affirmation de l’identité culturelle est la conséquence de la constitution simultanée entre nous et les autres, des étrangers qui incarnent la différence culturelle. Mais si la culture ouvre l’accès aux différences majeures (différence de génération et de sexe), elle n’ouvre pas d’elle-même à sa propre différence. C’est pour cela que dans la transmission culturelle la création des espaces culturels transitoires est indispensable pour que le sentiment d’étrangeté qui mobilise la différence culturelle ne devienne pas un vécu sinistre.

2.2. Les organisateurs des liens de filiation

À côté des différences générationnelles et sexuelles se place la troisième différence difficilement tolérée. La culture comme troisième séparation filiative condense et met en scène l’ensemble des deux autres différences, c’est-à-dire qu’elle fonctionne comme un noyau agglutiné qui contient la filiation corporelle et familiale.

En ce sens, la culture fonctionne comme « commutateur » filiatif en permettant de dériver les contenus des deux premières différences (de sexe et de génération) sur la troisième ; inversement, la culture est représentée dans les catégories de celles-là : nous ne pouvons pas penser la filiation culturelle sans que ne soit présentes la filiation familiale et la filiation corporelle, qui s’appuie sur la reconnaissance de l’empreinte de nos ancêtres dans notre propre corps. (P. Cuynet, 2007). Les ressemblances des traits du sujet font que celui-ci puisse ou non être reconnu comme l’idéal du groupe familial qui l’adopte dans son appartenance.

La culture comme troisième différence se prête à la métaphorisation de la filiation corporelle et familiale.

La commutation est possible parce qu’entre les espaces psychiques de notre filiation il s’établit des alliances et des pactes inconscients qui les mettent en relation et qui procurent des bénéfices réciproques aux différentes configurations des liens.

La pérennité du corps filiatif est assurée par la transmission inter et transgénérationnelle qui se tisse par l’intermédiaire des alliances inconscientes.

Précisons que les alliances inconscientes (R. Kaës, 2009) sont des formations psychiques intersubjectives construites par les sujets d’un lien ou d’un ensemble (familial, couple ou institution) pour renforcer des aspects, fonctions ou structures desquels ils retirent un bénéfice en acquérant une valeur centrale dans leur vie. Elles assurent l’investissement vital et mortifère pour maintenir ce lien et l’existence des sujets.

Ces alliances et pactes inconscients dans leur versant narcissique ou dénégatif assurent une fonction d’intermédiation entre les différents espaces filiatifs. Ils assurent des fonctions « méta » dans la topique, la dynamique et l’économie des liens. Les fonctions méta introduisent une distance et une continuité entre les différents niveaux des liens, autrement dit un changement dans l’organisation et la réflexion des liens.

R. Kaës (2015) soutient que les formations métapsychiques assument des fonctions d’appui, de soutien et de garanties et elles sont couplées aux formations métasociales qui encadrent, contiennent et régulent les formations culturelles.

C’est ainsi que la topique de chaque sujet s’accouple aux topiques des autres sujets dans l’espace inter et transpsychique des formations métapsychiques et métasociales. La culture serait une formation intermédiaire entre les formations métapsychiques et les formations métasociales.

Mais pour finir de comprendre le thème de la communication entre les espaces de la filiation, nous devons recourir à la fonction de gérance des espaces filiatifs.

C’est-à-dire que lorsque la filiation familiale ou la filiation corporelle ne sont pas en condition d’assurer la continuité de la vie psychique c’est l’autre niveau de la filiation qui l’assume. Selon R. Kaës (2015), ceci révèlerait une économie psychique croisée dans les liens, qui mobilise une énergie pulsionnelle dans chacun de ses membres dans sa relation avec les autres. C’est ce que Pichon Rivière a développé avec la théorie du dépositaire et que Bleger reprit avec la notion de dépôt.

Du point de vue de l’économie psychique, les dispositifs des liens, en particulier ceux référents au groupe familial et à la thérapie psychanalytique de couple ont permis d’observer qu’il existe différents transferts quand l’un des espaces ne peut pas assurer la gestion de certaines formations essentielles de la vie psychique. Par exemple le groupe assume la partie d’un sujet quand celui-ci ne peut pas le faire ou quand le groupe dépose sur un sujet parce que c’est le groupe qui ne peut pas assumer. Ceci est une constante dans la vie des couples, des familles, des groupes et institution.

L’espace filiatif qui prend le relais assume une triple fonction de gestion des autres espaces filiatifs, parce qu’il les contient et les incarne.

La gestion s’effectue par les processus de déplacement et de diffraction, de délation et de substitution, qui s’établissent entre les espaces filiatifs. Il s’agit de penser les interfaces et les interférences entre ces différents espaces.

Quelles sont les conditions pour que la culture fonctionne comme « commutateur et gestionnaire des autres espaces » filiatif ? Pourquoi est-ce que la culture fonctionne comme dépositaire des autres espaces filiatifs ?

Nous verrons qu’il y existe différentes fragilités qui correspondent à trois niveaux complémentaires ou antagonistes qui sont : l’origine socio-culturelle des sujets ; les expériences traumatiques transgénérationnelles dans les familles ; les groupes et le sujet.